Commentaire


LA VISION DE DAVID GIBSON VA BIEN AU DELÀ DU SEUL VISUEL

Il est rare pour moi d’entrer dans une exposition et de m’étonner de ce que l’œuvre magistrale d’un artiste de la Baie de San Francisco — en l’occurrence celle de David Gibson,  qui a une soixantaine d’années — ait pu m’échapper.  La plupart des images de Gibson, des pastels sur papier exposés à la Galerie Shadravan d’Oakland, représentent des intérieurs de studios, remplis d’objets tout frémissants d’énergie potentielle.

Les images de Gibson me rappellent irrésistiblement celles d’Avigdor Arikha (1929-2010), peintre lui aussi, mais bien davantage renommé, qui privilégiait le pastel. Ses natures mortes et ses intérieurs, comme ceux de Gibson, prêtent tout autant attention aux espaces qu’aux objets qu’ils contiennent. Tout comme Arikha, qui renonça à l’art abstrait en faveur de l’observation visuelle, Gibson transcrit, outre le visible, le processus par lequel une image enrichit la réalité qu’elle décrit. Pourvu d’un tel moteur, Gibson peut inclure ou omettre tel ou tel détail, sans cesser de pratiquer le réalisme pictural. Les travaux des deux artistes — ainsi que ceux d’Alberto Giacometti (1901-1966), dont Arikha fit son héros personnel — ont comme signification, non seulement de transmettre l’aspect des choses, mais la vie même, telle qu’elle affecte tout un système nerveux, pas seulement un œil (pour ceux qui voudraient se rafraîchir la mémoire, au Musée de Young, la collection William S. Paley : Un goût pour le modernisme inclut un tableau typique de Giacometti).  

Ainsi, « Floating Brushes », œuvre de Gibson datant de 2008 représente une table d’atelier, encombrée de divers récipients et outils, dans son environnement, flanquée d’une fenêtre et d’une autre peinture sur un chevalet. Le réseau de lignes dans cette image et les faisceaux de coups de craies de diverses couleurs ajoutent encore à l’arsenal créatif qu’ils enregistrent.

Gibson a manifestement de bonnes raisons de travailler comme il le fait. Sa manière, en outre, a une pertinence culturelle qu’il ne revendique pourtant pas. Alors que les médias numériques renforcent notre crédulité à l’égard de spectacles visuels en tous genres, Gibson nous propose une vue intégrale des situations, qui transcende le seul visuel …  
 

Kenneth Baker, The San Francisco Chronicle, le 22 Septembre, 2012


Si ces pastels sont documentaires quant aÌ€ leurs sujets, ils sont subjectifs dans leur approche. Regarder un tableau de David Gibson, c’est se rincer l’œil — aux deux sens, littéral et figuré. Les rendent rafraiÌ‚chissants aÌ€ la vue, la familiarité des objets représentés et une grande originalité dans leur rendu. Il m’est évident que David Gibson trouva treÌ€s toÌ‚t sa voie propre comme artiste. Son style est représentatif. Qu’est ce qui est représenté? L’art de peindre. Le studio sert souvent de modeÌ€le, on le croirait vivant. L’acte de peindre lui- meÌ‚me — plus exactement, l’application de pastels — est ce qui mobilise l’attention.

Notre regard enregistre la présence d’objets, certes humbles, mais ennoblis par l’affection que leur porte l’artiste, des tables, une chaise ou deux, un petit miroir, un escalier peut- eÌ‚tre, un tas de papiers. Ce sont des représentations auto-référentielles: Gibson y inseÌ€re souvent une ou deux œuvres antérieures. Cette espeÌ€ce de catalogue, de journal intime plutoÌ‚t, répertoriant sa propre production, me charme. Ce récit se densifie parfois. Ainsi, dans l’image intitulée ‟A bird’s eye view‟, figurent une demi-douzaine de tableaux précédents.

Dans ces inventaires visuels de son studio, Gibson est retenu: il évite de privilégier un élément quelconque pour le spectateur. Point d’emphase. Il ne cherche pas aÌ€ imposer sa vision, quand bien meÌ‚me il en serait secreÌ€tement épris. Il laisse aux regards leur entieÌ€re liberté. Chacun trouve son propre parcours dans ces images. Une délicatesse égale préside au choix des couleurs. L’épitheÌ€te la plus apte est ‟suggérées‟, en accord avec le choix technique du pastel plutoÌ‚t que de la peinture aÌ€ l’huile.

Je suis conquis par la douceur d’une musique de chambre, la conversation du blanc avec les autres couleurs. Chacun des pastels de Gibson aspire aÌ€ la délicatesse du mariage du blanc avec les autres couleurs. J’adore les nuances si légeÌ€res de couleurs tellement délavées, qu’elles apparaissent comme jouées pianissimo — si l’on me permet de continuer aÌ€ filer la métaphore musicale. Un fond appliqué au tout début, suggérant un sol par exemple, sert d’arrieÌ€re-plan: c’est ce qui fera chanter les autres couleurs; tout comme la basse continue, dans une pieÌ€ce de musique baroque.

N’omettons pas un autre aspect de ces tableaux, en dépit d’un fini techniquement treÌ€s accompli et d’un grand professionnalisme, chacun préserve tout l’allant, toute l’impulsion initiale d’une esquisse. David Gibson — ce n’est pas laÌ€ coquetterie de sa part, j’y vois plutoÌ‚t une convergence avec certaines traditions picturales chinoises ou japonaises — a soin de laisser quelques empreintes de coups de pastel isolés; ils renvoient encore au processus créateur lui-meÌ‚me.

Lorsqu’on regarde l’un de ces tableaux, l’œil s’offre des basculements de Gestalt, en un constant va-et-vient entre la surface recouverte de ces traces de pastels et l’espace tridimensionnel de la vue en perspective. Qu’est-ce qui est réel? Qu’est-ce qui est illusion? Cette oscillation, par sa pudeur, m’enchante.

Pierre Laszlo, Rodez, France, 2009



 .......Il va de soi que tout travail figuratif peut comporter une dose de « magnétisme ».....et ceci n’en est pas moins vrai dans le travail de Gibson.   Le même magnétisme émane de chacune des peintures de Gibson.  Le corps humain y est une présence implicite, bien que très souvent sa représentation spécifique soit absente.  Ce qui y est constamment présent, c’est cette impression d’une « invitation » à entrer dans un monde particulier et personnel.  Peut-être s’agit-il de tous nos mondes, réunis en un.  Pour moi, c’est Edgar Degas qui nous a parlé de la forme extérieure et palpable des choses, des apparences habilement mêlées aux coups de pinceau de l’artiste.  David Gibson nous fait entrer complètement dans les espaces que toute forme doit contenir.  Forcément, implicitement, et avec insistance.  Comme les traits avec lesquels il nous fait remonter à la surface.

Bob Tyson  (traductrice,  Anne Francey)
Milan, Ital,  2006



...Au-delà d'une étude de la morphologie spatiale, fruit d'une observation assidue et perspicace qui rappel certains dessins de Giacometti, Gibson capture bien autre chose que la matérialité de ces lieux. C'est peut-étre dû au fait qu'il les connaît si bien qu'il parvient à prendre appui sur eux pour atteindre ainsi une toute autre dimension.

La texture du pastel occupe ces lieux au point de déborder des fissures de leurs planchers et des imperfections de leurs murs en un nombre infini de teintes. De même, toute la rigidité de l'espace s'annule par le mouvement vigoureux du trait et par un jeu habile d'obliques que l'artiste agence et articule jusqu'à ce qu'on se sente faire partie intégrante du tableau. L'exploitation d'une multitude de percées et de mises en abyme (tableau dans le tableau) fait en sorte que malgré l'apparent huis-clos, notre regard prend toujours la fuite vers, d'autres lieux ou même, dans la réflexion de celui représenté devant lequel on se trouve. Archéologue de la lumière et des empreintes de l'existence, David Gibson pousse les potentialités de l'esquisse au-delà de toute attente. Ses tableaux sont habités par un << je ne sais quoi >> qui intrigue et qui remet en question la supposée vacuité de l'espace...

Rémi Turgeon
Montréal, Québec, 2003




Monsieur Gibson est un dessinateur accompli. Il pense en termes de lignes. Ce qu’il fait, ce sont des toits, des paysages, des paysages urbains. De vieux bâtiments et leurs murs, les différentes choses qu’on trouve sur les toits, les diagonales des escaliers de secours, et autres. Absolument, vous avez déjà vu toutes ces choses, et vous en avez vu beaucoup. Mais ce que Monsieur Gibson célèbre, c’est cet incroyable sens de la ligne- encore et toujours. Certes, ses dessins sont tout à fait typiques, mais ce sont de superbes dessins, et il leur insuffle un quelque chose de différent, passionné qu’il est des fonctions similaires de la ligne et de la lumière.

L’une des remarques les plus superbement honnêtes que j’aie jamais lue dans un commentaire d’artiste se trouve là, dans un texte écrit par M. Gibson et qui accompagne son exposition : « Au début, ces dessins sont venus du désir que j’avais d’un autre paysage facilement accessible…(En d’autres mots, le sujet était là, et il les a pris, ce qui est bien) »… puis ils se sont développés en un examen du sujet : la beauté de la couleur et la lumière changeantes dans ce paysage urbain qui s’effrite… Plus je les poursuivais, plus je devenais obsédé par le ciel qui changeait constamment, par les bâtiments majestueux mais délabrés, les tours d’eau, les structures d’une autre époque qui se dressaient dans la brume épaisse, et sous les immenses cieux d’hiver. J’ai donc approché ce sujet avec des sentiments pour le moins mitigés, mais j’ai fini par adorer. » Le résultat de cette combinaison de persistance, de pensée et d’effort se trouve dans ces œuvres. Et quelle superbe manière de parler de son travail, honnête pour changer !

Ce qu’il dit dans ce texte,  c’est qu’il a choisi le sujet de son travail de manière arbitraire. Le sujet était là. Graduellement, il a découvert que ce sujet pouvait avoir un sens et pouvait être une extension de lui-même. David Gibson a accepté son talent, et il ne torture pas ce talent comme tant de gens doués le font. Il ne le cache pas ni ne l’enrobe et l’alourdit de suffisances intellectuelles et d’effets étudiés comme pour nous empêcher de dire : « Dommage, c’est un superbe dessinateur, mais son travail est vide de contenu’ . Et il est bien souvent vrai que les prouesses techniques ne valent rien, car l’art ne se mesure pas aux compétences techniques. La facilité technique doit être transformée par une vision qui soit séparée de cette facilité à faire et qui parfois la rende inutile, d’autres fois l’amplifie, et d’autres fois encore permette à cette même facilité d’exister. En art, l’habileté a moins d’importance que les gens ne le pensent.  Monsieur Gibson a accepté son talent, et en l’acceptant sans artifice et sans le torturer, il l’a utilisé comme moyen de chercher un sujet possible, et c’est ainsi que la poursuite de ce sujet donne sens à ce travail.

Vous remarquerez avec quelle aise il décrit dans son texte ce que j’ai essayé de dire. Il sépare son art de sa volonté et de son intention. Et Dieu merci, il est assez honnête pour le faire. Il fait mentir son talent en le transcendant. Et en lui permettant d'être le véhicule qui l’aide à poursuivre la vie d’un sujet qu’il n’avait pas identifié au début, ni reconnu. C’est une immense et superbe concession que celle qu’il donne à voir dans son œuvre. La plupart des dessins de ce genre, avec leur traitement de la lumière et leur propos sur la couleur, sont du n’importe quoi, mais sous la main de Gibson, ce n’est pas le cas. Son travail est honnête et vrai, et il ira quelque part.

Harry Bouras, W.F.M.T. (radio)
Chicago, 1989